Thoreau

Publié le par yann zou

Nouvelles clés sur Henry David Thoreau.  ,  famille Kerouac, Dylan, Emmerson, Harrison, Grozdanovitch, Proust, Stevenson  flibustier du genre littéraire.  souligner  passages. Thoreau /Jeremiah Jonhson...
Les précurseurs du nouveau monde
Par Patrick Rambaud

Écoutez, braves gens, la belle aventure d’Henry David Thoreau, ce pionnier qui bavardait avec les oies, se méfiait du Western Railroad et fuyait les villes. Écoutez-le qui nous prévient depuis plus d’un siècle : "Simplifiez ! Simplifiez ! Simplifiez !"

Et partez vous promener dans les bois.


Patrick Rambaud est un écrivain français, né à Paris en 1946. Il a écrit une trentaine de livres dont plusieurs parodies. Il a obtenu le Prix Goncourt et le Grand prix du roman de l’Académie française, en 1997, pour La Bataille, le premier de sa série napoléonienne (Grasset). Avec Michel-Antoine Burnier, Patrick Rambaud a écrit plusieurs romans historiques (1832, 1848) et commune quarantaine de pastiches, allant du texte court au véritable livre tels le Roland Barthes sans peine, Le tronc et l’écorce (François Mitterrand), La farce des choses (Simone de Beauvoir) ou Un navire dans tes yeux (Françoise Sagan). Membre du magazine Actuel depuis 1969, c’est-à-dire avant même que le titre ne soit racheté par Jean-François Bizot, il en resté membre jusqu’à la fin des années 80. Son dernier roman : Le chat botté (Grasset).

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H. D. Thoreau

Vers le milieu du XIX° siècle, la notion de Progrès que les industriels viennent d’inventer tourne à la franche religion. Des visionnaires et des inventeurs appuient les marchands de leur imagination. Quand Tocqueville visite les jeunes États-Unis, au début des années 1830, c’est l’époque de la première moissonneuse Mac Cormick, de la dynamo et du chloroforme. On creuse à l’air comprimé des tunnels sous l’eau, le chemin de fer mange la prairie de Fenimore Cooper, William Cody extermine les bisons avant d’achever sa carrière sur la piste centrale du cirque Barnum et l’eau de feu clochardise les Cheyennes. La Machine et l’Argent deviennent la mesure des choses. Tocqueville en est surpris. Il note que les Américains ont peu de goût pour la nature sauvage et qu’il doit manœuvrer pour rencontrer d’authentiques Peaux-Rouges ou des jungles émouvantes : "Passer des rivières profondes, braver des marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois, voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner un écu ; car c’est là le point. Mais qu’on fasse pareille chose par curiosité, c’est ce qui n’arrive pas jusqu’à son intelligence. Ajoutez qu’habitant d’un désert, il ne prise que l’œuvre de l’homme. Il vous enverra volontiers visiter une route, un pont, un beau village, mais qu’on attache du prix à de grands arbres et à une belle solitude, voilà ce qui le passe absolument..."

Tocqueville ignorait que l’Amérique, comme la Chine, est un pays excessif que ses grands espaces tourneboulent. Si la morale sociale de Confucius et la bien-heureuse passivité de Lao Tseu coexistent dans la tête et dans les mœurs des Chinois, l’affairisme et la contemplation, le puritanisme et la licence, la prohibition et l’alcool, Carnegie et Cochise animent en alternance l’esprit américain. Vingt ans plus tard, Tocqueville aurait pu rencontrer Thoreau, et avec lui une autre espèce d’indigène mieux conforme à ses vœux. Un hérétique. Un ronchon. Un solitaire qui hausse les épaules quand il croise une meute de chercheurs d’or et se demande si le fil du télégraphe, après tout, ne va pas servir à diffuser des sornettes : "Des moyens de communication ? D’accord, mais si les gens n’ont rien à se dire ?" Que dirait-il de ces jeux vidéo qui, par leurs flashes de lumière trop vive, provoquent en Grande-Bretagne et aux États-Unis des crises d’épilepsie, parfois mortelles, chez les adolescents qui en abusent ? La même chose que William Burroughs : "Ne répondez pas à la machine, débranchez-la." Et il ajouterait : "Sortez, allez cueillir des fraises, nagez dans l’étang avec les carpes. Communiez avec ce brouillard qui tombe dans les érables : il existait bien avant l’Humanité. Cool, man, cool..."

Dès le berceau, Henry a tout ce qu’il faut pour être têtu : normand par son père, écossais par sa mère, il naît en juillet 1817 à Concord, Nouvelle-Angleterre, dans la banlieue paysanne de Boston. La région est épargnée par les usines et les fabriques : Boston, petite ville très british au bord de la James River, ce sont des squares, des maisons de briques aux jalousies blanches, et dedans, cela sent la cire et l’amidon. Les meubles brillent. Les horloges aux battants de cuivre rythment les quarts d’heure avec monotonie. Sur les papiers peints venus de Mulhouse se répètent en fausse tapisserie des scènes de la Guerre d’Indépendance dont le premier coup de feu a été tiré ici, sur le pont. Le dimanche tout est fermé, comme à Londres ou à Liverpool. On dirait que les cloches sonnent aux morts et que les morts, vêtus de sombre, défilent en silence dans les rues jusqu’au temple.

ls vont y écouter des prédicateurs en redingotes serrées qui passent des annonces : "Le révérend docteur X passera demain à Tremont-Temple à deux heures : on connaît sa science et son talent : il traitera des moyens d’être heureux. 50 cents d’entrée." Dans cette petite ville de vingt mille habitants - où vivent encore les descendants des puritains persécutés par l’archevêque de Cantorbery, qui ont abordé au Nouveau Monde en 1620 à bord du célébrissime Mayflower - on n’aime pourtant pas le bruit, ni les écarts de langage, ni la fantaisie.

Fils et pe

C’est pourtant là que le philosophe Emerson, apôtre du non-conformisme, va réagir contre une Amérique à la fois guindée et rendue folle par le profit. Autour de lui se groupent ceux qu’on va nommer les transcendantalistes. De quoi s’agit-il ? Ils n’arrivent pas à se définir nettement eux-mêmes, mais ils parlent de Saadi, d’Epictète, de Brahma ou de Coleridge. Parmi eux, la première des féministes, Margaret Fuller. Ils se lancent dans des communautés éphémères calquées sur le modèle des phalanstères de Charles Fourier : Fruitlands, Oneida, Brookfarm ou New Harmonies - au même moment, à Nauvoo, le Français Cabet essaie en vain de fonder son Icarie utopique qui repose sur une idée inverse : la machine va libérer l’homme...

Petit-fils de pasteurs, Emerson garde sa réserve. Il n’a pas claqué les portes des églises normales pour devenir un pape. C’est un penseur indépendant qui déteste les disciples et voyage dans sa bibliothèque. Thoreau, à peine sorti d’Harvard, après une tentative avortée pour lancer une école nouvelle, après avoir inventé un procédé pour fabriquer des crayons, se retrouve le factotum puis l’ami d’Emerson, dont il va prolonger les vues et, surtout, appliquer les idées.

On l’imagine mal, Henry, le plouc, petit, l’épaule basse, trapu, rougeaud, en face de ce clergyman atypique, un peu sec, aux joues creuses, qui boit la tasse de chocolat qu’apporte sa gouvernante en récitant Virgile ou Milton. "N’imitez personne !" disait-il à Thoreau, et : "Soyez indifférent aux circonstances." Emerson entendait renouveler l’enseignement, la politique, la famille, la religion, tout à la fois, et il plaçait l’Esprit au-dessus de tout. Le télégraphe ? Les trains ? L’électricité ? Des jouets. La foule a d’ailleurs remplacé l’homme : "Notre âge est celui de l’omnibus et de la troisième personne du pluriel ! " À New- York c’était vrai. La ville était sale, trop grande, des troupeaux de porcs assuraient la voirie comme les rats en Inde. Il y avait des façades en marbre à Broadway, mais déjà des banques en faillite, des ateliers fermés, des soupes populaires, trop d’immigrants, trop de chômage... Cette accélération déplaisait à Emerson, qui se demandait : l’homme arrivera-t-il à une fin plus rapide par un chemin plus bref ? Il persiflait. Il redoutait ce modernisme naissant. Dès l’origine de ce système dont nous découvrons aujourd’hui l’échec, dans son ampleur, les penseurs de Concord se révoltaient. Plus radical que son maître, Thoreau allait s’appliquer à fuir cette déroutante humanité auprès des arbres et des étangs.

Il a vingt et un ans. Il note dans son journal : "Les hommes ont essayé de nouveaux modes de locomotion. Des bateaux à vapeur récemment ont vogué vers l’Orient sur les vagues de l’Atlantique, hérauts d’une nouvelle évolution pour cette génération. Cependant les plantes poussent en silence sur les berges des ruisseaux. Les branches plient sous le vent, indifférentes. La terre ne crie pas. La marmite mijote sur le feu et les hommes courent à leurs affaires..." Il ajoute : "Quel héros on peut être, sans même lever le doigt ! "

Très tôt, il propose à la municipalité de Concord de préserver l’environnement. Qu’on ne construise pas n’importe où et n’importe comment ces hideuses factories ! Que le village garde une taille humaine. Pourquoi grignoter la nature ? Ne vaut-il pas mieux en profiter ? Pourquoi, dit-il, n’aurions-nous pas nos réserves nationales ? Ainsi, sans dommage pour nos bourgades, l’ours, la panthère, tant d’espèces sauvages et redoutées pourraient subsister sans que notre civilisation policée menace leur existence..." Pour lui, l’univers dans son ensemble est plus important que l’homme. L’homme est à ranger parmi les autres espèces, il n’a pas à les domestiquer, moins encore à les supprimer. Quand il est allé en excursion à Ktaadn, une montagne brute, effrayante, dans un coin du Maine mal connu, il tombe en extase parmi les nuages bas, heurté par le vent : "Pensons à notre vie en pleine nature, découvrons la matière, entrons en contact avec la terre, les rochers, les arbres, le vent ! Le contact ! "

On a parfois des impressions de ce type, dans une région vraiment désolée, mal faite pour les habitations. Je me souviens encore d’une visite au rocher de Mont-Ségur, où les Cathares avaient tenu à bâtir un château. Autour, des montagnes rondes, sinistres et grises. Tout en bas, les toits serrés d’un village improbable. J’ai cru entendre : "Fiche le camp ! Tu n’as rien à faire ici ! Les imbéciles qui ont construit ce château ont été brûlés ! C’est bien fait pour eux ! Laisse tranquille les chardons et les ours et les pierres ! " En descendant le raidillon, un brouillard est tombé qui me suivait dans le dos, à mon pas. Il y a des paysages, comme ça, qui vous excluent. J’y songe à chaque ois qu’un typhon ravage une côte ou que la terre tremble et casse une ville : ne faisons pas trop les malins. A l’été de 1845, Thoreau décide de quitter Concord. Il ne va pas loin.

L’étang de Walden

Il s’arrête au bord de l’étang de Walden. C’est à deux kilomètres de son village. Voyager, s’isoler, ce n’est pas forcément courir aux antipodes. Il s’en explique : "C’est en vain que nous rêvons d’une solitude lointaine. Elle n’existe pas... Je ne trouverai jamais dans les déserts du Labrador une solitude plus intense que dans certains coins de Concord, c’est-à-dire la solitude que j’y apporte. Noblesse et vertu, cela suffirait à rendre la surface du globe, partout, neuve et sauvage, riche d’émotions..." Il va demeurer deux ans à Walden, dans la cahute qu’il a lui-même construite en planches. Il écrit : "Je gagnais les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner..."

Au début, très occupé à monter ses murs et à faire du feu, il néglige sa chère lecture, mais il lui arrive de comparer le ou-lou-lou du chat-huant aux poèmes de Ben Jonson... Il goûte le silence.

Cela me rappelle un séjour dans un chalet de haute montagne. Sur le balcon, un ami s’affole : "Viens ! Mais viens vite !" J’accours. Je ne vois rien, dans la nuit, je n’entends pas un bruit. "Qu’y-a-t-il ?" L’autre, un peu inquiet, me dit : "C’est effrayant, non ? - Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a de si terrible ? - On n’entend rien !" Le silence absolu fait peur. Seul le sang bourdonne dans les oreilles. Les marmottes sont endormies. Les rochers se taisent. Pendant la journée, Thoreau s’habitue à de nouveaux bruits domestiques qui lui paraissent des musiques : des écureuils piétinent le toit, un lièvre gratte sous la maison, des oies sauvages plongent, des oiseaux discutent... Il note les couleurs changeantes de l’étang, vert foncé ou bleu selon les heures ou les points de vue, mange un rat frit ou des myrtilles.

Cela lui suffit.

Il médite.

Bientôt, son champ de haricots l’obsède. Il le bichonne. Il maudit les vers qui le saccagent, puis, à la récolte, comme il en a beaucoup trop, il s’en va au village en échanger des sacs contre du riz. Thoreau n’a pas rompu avec Concord. Il va y observer les paysans avec un regard de zoologue, les considère de la même façon qu’une colonie de rats musqués qui s’affaire dans les marais. Il n’y voit aucune différence. Ne riez pas : les navigateurs solitaires d’aujourd’hui communiquent par télex, reliés à la terre ferme par des satellites, et ils naviguent sur des coques aux noms de moutardes et d’alcools forts. Thoreau ne songe pas à l’exploit. Ce n’est pas non plus Robinson dans son île. D’ailleurs, des curieux viennent le visiter, en se moquant sans doute du faux ermite, de l’original. La plupart de ces gens l’agacent. Avec d’autres il discute.

Surtout, il s’étudie lui-même, et, grâce à cette retraite, y consacre ses jours et ses nuits : "Une fois ou deux je me surpris à errer dans les bois, comme un limier qui crève de faim, dans un étrange état d’abandon, en quête d’un gibier à dévorer tout cru. Aucun morceau ne m’aurait paru trop sauvage..." Les scènes barbares de la nature lui deviennent familières. Aux citadins qui s’extasient devant la course de deux poissons dans la rivière, il pourrait répondre que le gros cherche à manger le petit, qu’il n’y a rien de gracieux dans ce ballet vital. Il découvre ainsi sa part de sauvagerie et l’assume, en contrepoint de ses aspirations plus nobles. Il est primitif et spirituel. II l’accepte. Il devient un temps végétarien, parce qu’il répugne à sortir les boyaux du brochet qu’il vient de pêcher.

Qu’a-t-il découvert à Walden ?

Qu’on a beau apprendre toutes les langues de la terre, y compris celle des abeilles, filer à Zanzibar ou à Pékin, se conformer à mille coutumes, échapper aux cannibales et à des tempêtes, découvrir des territoires vierges, cela ne sert à rien. Le bout du monde est au bout de votre chambre. La seule exploration authentique est dans votre tête. Espionner les girafes ? Très bien. Courir la Terre de Feu ? Parfait. Devenir président ? Si cela vous chante. Voler dans les airs ? Bof... Des distractions. Des écrans qui vous empêchent de connaître votre mesure. Mieux vaut comprendre que la vie est en nous comme l’eau dans la rivière : il y aura des années sèches, des années fertiles, des années d’inondation...

C’est là qu’Henry rejoint le chef Red Cloud de la tribu Oglala, les chamans et les chasseurs Navajos, Shawnees ou Sioux. Comme Crow foot le Pied Noir, Thoreau pourrait nous dire : "Qu’est-ce que la vie ? C’est l’éclat d’une luciole dans la nuit. C’est le souffle d’un bison en hiver. C’est la petite ombre qui court dans l’herbe et se perd au couchant." Comme cette vieille femme Wintu, indienne de Californie qui se désole quand les mineurs d’or ont dévasté sa forêt, il nous prévient : "Les Indiens ne font jamais de mal, alors que l’homme blanc démolit tout. Il fait exploser les rochers et les laisse épars sur le sol. La roche dit : " Arrête, tu me fais mal." Mais l’homme blanc n’y fait pas attention. Quand les Indiens utilisent les pierres, ils les prennent petites et rondes pour y faire leur feu... Comment l’esprit de la terre pourrait-il aimer l’homme blanc ?.. Partout où il la touche, il laisse une plaie."


Cet article est paru dans le N°A28 de Nouvelles Clés (mars-avril 1993).

Publié dans Les hommes

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