Kenneth White

Publié le par yann zou

" Tibet mental" et la " pensée sauvage" de Levi-Strauss...
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Dernières nouvelles des mondes flottants



Méditation sur la crise du monde moderne, par un grand veilleur lucide, qui se place radicalement en marge des modes et des spéculations. Poète et bourlingueur, écrivain, essayiste, animateur de la revue Cahiers de géopoétique, l’Écossais Kenneth White a choisi la France depuis longtemps, enraciné en Bretagne, tout en laissant ses pas le porter dans le monde entier, en une quête toute intérieure du sens... Son œuvre immense et multiple, écrite à la fois en anglais (poèmes, récits) et en français (essais) lui vaut d’être considéré dans le monde comme l’un des plus grands auteurs contemporains.

Voyager en compagnie de Kenneth White est un plaisir extrême. On ne peut pas rêver meilleur guide, érudit et plein d’humour. Ce vagabond intellectuel parle avec un naturel incroyable. Rien ne pèse et ne pose dans son style invisible.

Nouvelles Clés : L’Occident arrive à la fin d’un mythe de civilisation, au bout de son « chemin du faire » de la technique, comme vous l’écrivez. Comment voyez-vous la sortie de cette ère ?

Kenneth White : Ce qui prend fin, c’est le mythe du Progrès, avec P majuscule.

Tout le XIXè siècle a vécu de ce mythe, ainsi qu’une grande partie du XXè. Plus personne n’y croit. D’où un désarroi général, dont les manifestations vont du punkisme aveugle au retour des mythes et des religions en passant par le bofisme (c’est le « bof » élevé au niveau d’une philosophie de vie) confortablement cynique. J’ai commencé à penser et à écrire en me référant à des gens qui avaient vu cela venir. Par exemple, Nietzsche et Rimbaud. Or, le dernier mot de Nietzsche fut : « Restez fidèles à la terre », et Rimbaud déclarait dans un poème : « Si j’ai du goût, ce n’est guère que pour la terre et les pierres ». Voilà les débuts de la géopoétique. Quant à la technique, nous voyons aujourd’hui la fin de la paléotechnique (celle de la révolution industrielle) et les débuts de la néotechnique, celle de l’informatique, des réseaux d’informatique et de communication. Il s’agit maintenant d’avoir quelque chose de nouveau à communiquer. Pour le moment, nous avons des machines extraordinaires, et le contenu avoisine le nul. Avec cela (encore une fois, sauf exception), les « agents de communication », les intermédiaires, constituent de plus en plus une classe à part, la médiocratie, qui ont tendance à tout réduire au plus grand dénominateur commun. Ils finissent par empêcher un vrai contact entre les oeuvres qui ont vraiment quelque chose à dire et les individus qui cherchent. Dans un premier temps, il faut que les individus dépassent, contournent cette médiocratie.

À ce moment-là, avec de vraies oeuvres en circulation, on sortira du XXè siècle. On pourra reparler vraiment de culture. Avec une vraie culture, et avec des perspectives dans le temps, beaucoup de problèmes sociaux et politiques trouveraient plus rapidement leur solution.

N. C. : Vous faites une analogie entre l’Occident actuel et la fin de l’Empire romain. Qu’évoque pour vous le mot de barbarie ?

K. W. : La fin de l’Empire romain était marquée par une suite quasi ininterrompue de « cirques » (le fameux panem et circenses). Il y en a beaucoup aujourd’hui, depuis les variétés télévisées et le sport jusqu’aux Disneylands, en passant par bien d’autres sortes de manifestations criardes et creuses. Il y a là une certaine barbarie - « la barbarie des civilisations » dont parlait André Breton. Seule différence aujourd’hui : une sentimentalité dégoulinante. Mais le mot « barbare » peut avoir plusieurs sens, tout dépend du contexte. À l’origine, il désignait tout ce qui n’était pas grec, tous ceux qui, ne parlant pas grec, balbutiaient, baragouinaient. Mais il y avait des Grecs pour se moquer de cette ethnocentrisme grec et pour dire que chez les Barbares tout n’était pas à rejeter. J’utilise parfois le mot « barbare » dans un sens positif pour désigner un langage qui se situe en dehors des codes et des conventions. Vis-à-vis de certains intellectuels sur-sophistiqués, je passe volontiers pour un barbare. Un barbare lettré ! Dans cette langue « barbare » (du point de vue des anciens Grecs) qu’est le chinois, un intellectuel, ce n’est pas un personnage qui fréquente les salons et les tribunes publics, qui s’engage à la va-vite et n’importe comment, c’est « un homme du vent et de l’éclair », c’est-à-dire qui vit dans un champ d’énergie, qui essaie d’approfondir son expérience et d’élargir ses références, ses perspectives, afin d’ouvrir, socialement, un espace culturel plus vif, plus éclairant, plus inspirant.

N. C. : Les grands mouvements migratoires, les déplacements de populations, la remontée du Sud vers le Nord, le phénomène « boat people » marquent-ils selon vous le retour d’une forme de nomadisme ?

K. W. : Vous parlez là de phénomènes dramatiques dictés par notre état de société, notre état de civilisation de fugitifs et de réfugiés, d’exil forcé, de main d’œuvre déplacée par des conjonctures économiques. Le résultat, sauf exception, ne peut-être que frustration, nostalgie, recherche d’identité, passéisme sentimental - toute une suite de phénomènes négatifs.

Le nomadisme, par contre, est dicté par la migration saisonnière des animaux, le besoin de pâturages. Cela s’inscrit dans un tout autre espace, un tout autre temps. Quant au « nomadisme intellectuel » dont je parle, c’est encore autre chose. Cela commence par une double prise de conscience. D’abord, du fait que les cultures s’épuisent, perdent leur force, et qu’il faut revenir à un état de choses antérieur et plus mouvant pour se ressourcer. Quand la culture médiévale est à bout de souffle, à force de théologie trop structurée et de ratiocinations filandreuses, on revient à la pensée grecque, et bientôt d’autres cultures, l’amérindienne par exemple, font irruption dans l’espace intellectuel nouveau, dont seuls, au début, quelques individus (Montaigne, par exemple) savent capter les signes. La deuxième prise de conscience, c’est que toutes les cultures sont partielles, que chacune insiste sur un ou deux aspects de la potentialité humaine, en négligeant les autres, et que pour arriver à une notion de culture un tant soit peu complète, on a intérêt à « nomadiser » d’une culture à l’autre à travers le monde. Ça, c’est un phénomène tout à fait nouveau. Car c’est aujourd’hui seulement, en cette fin du XXè siècle, que toutes les cultures du monde, ou presque, sont à la disposition de qui veut bien se donner la peine de chercher. Il y a là un énorme champ d’investigation, qui demande, pour être utilisé, une puissance de synthèse...

N. C. : Le gigantisme des mégapoles, avec leur brouillage des signes, leur communication intense, leur prolifération humaine (Calcutta, Shanghai, le Caire), ne s’oppose-t-il pas à une pensée sauvage telle que vous la voyez à travers la géopoétique ?

K. W. : La « pensée sauvage » n’est pas un terme de moi, il est de Lévi-Strauss, dont j’admire l’œuvre. La « pensée sauvage » est un antidote ethnologique à un état de sur-civilisation, de sur-sophistication.

Mais, pour la géopoétique, l’ethnopoétique n’est qu’un stade intermédiaire. La géopoétique n’imite pas le sauvage, elle intègre certains éléments du sauvage. Quant aux mégapoles, voilà en effet le stade final d’une certaine forme de civilisation. Sans entrer dans de grands développements, ce n’est un secret pour personne que les villes deviennent de plus en plus invivables. Trop de congestions, trop de bruits, manque d’oxygène - on devient incapable de penser vraiment, on se meut entre l’enfermement et l’agitation : les exemples foisonnent. Or, avec de nouvelles techniques, les villes deviendront à la longue moins nécessaires.

On peut très bien imaginer une autre habitation de l’espace, un autre sens des lieux.

Un habitat moins congestionné, moins peuplé, qui évite les agglomérations asphyxiantes et violentes. Il ne s’agit pas d’être « contre les villes », il s’agit d’œuvrer pour la cité-culture et contre la cité-cancer. Quant aux cités-cancers qui existent, et qui ne vont pas disparaître du jour au lendemain, au contraire, tout ce que l’on peut faire, c’est apporter des ménagements dans l’immédiat et commencer à envisager la grande mutation nécessaire.

N. C. : Le « Tibet mental » que vous évoquez peut-il avoir une prise dans la mondialisation des réseaux ? Le mouvement nomade de la pensée par une sortie physique de la vidéosphère en est-il la voie ?

K. W. : Chacun a besoin d’un « Tibet mental » - un peu de silence, un peu de distance ; c’est là bien sûr une métaphore. Dans cet « autre lieu », loin de la vidéosphère, loin de la nullité qui s’y étale de plus en plus, on peut commencer à se rendre compte de ses vrais besoins, physiques et mentaux. S’il y avait une défection croissante vis-à-vis des bêtises de la-dite vidéosphère, celle-ci serait obligée de véhiculer autre chose. Ce serait un petit début.

N. C. : Vous écrivez : « Je suis au monde j’écoute, je regarde ; je ne suis pas une identité, je suis un jeu d ’énergies, un réseau de facultés. » N’est-ce pas l’énergie qui fait défaut ici ?

Et donc la capacité de déflagration qui, aujourd’hui, paraît être du côté du tiers monde ?

K. W. : Ce n’est ni une déflagration ni une conflagration qu’il nous faut, mais un peu de lumière, d’intelligence sensible, de clarté et de cohérence. Cette lumière ne viendra ni du tiers-monde, ni du quart-monde, ni de je ne sais quel cinquième-monde. Elle vient d’esprits éparpillés à travers la planète qui se sont donné le temps de penser le monde et qui ont élaboré des moyens pour l’exprimer.

La circulation de cette lumière est un travail de longue haleine. Comme disait Sade en sortant de la Bastille : « Encore un effort, citoyens. »

Mais à l’heure actuelle, l’effort consiste à abandonner révolutionnarisme et utopisme sans tomber dans la morosité et le marasme. Il s’agit d’évoluer dans un espace inédit. Les vieux slogans, les vieux discours ne marchent plus : poétique ringarde, politique rétrograde. On peut concevoir un autre theatrum mundi.

N. C. : À la suite de Claude Lévi-Strauss, vous parlez de l’emballement historique de nos sociétés. N’est-ce pas le rôle de l’art d’être le régulateur de l’histoire, et non pas un accélérateur propagandiste et publicitaire, détaché du cosmos ?

K. W. : Le rapport entre l’art et l’Histoire, c’est une grande question, qui m’intéresse plus que ce qu’on appelle l’histoire de l’art. Aujourd’hui, sauf exception, l’art ne sait plus où donner de la tête. Il nous faut manifestement un nouveau fondement.

Autre chose que le « retour à la nature » dont on entend parler ici et là, qui est souvent soit mièvre soit pervers, faute d’une conception vraiment approfondie des choses.

Dans les sociétés primitives, et moins primitives, l’histoire est lente, presque imperceptibles, et l’art exprime « l’autre monde », celui des démons, des dieux, des ancêtres, ou de l’idéal.

À partir de la modernité, l’art exprime la subjectivité, l’intériorité : émotions, fantasmes, conceptualisation. Selon l’idée géopoétique, l’art devrait exprimer le rapport à la terre sur laquelle nous essayons de vivre. Cet art géopoétique peut prendre des formes diverses et n’exclut pas, évidemment, les styles individuels. Ce qui est commun, c’est l’inspiration, la poétique générale. Sans espace commun de ce genre, pas de culture rien qu’une accumulation de bric-à-brac plus ou moins intéressant. Qui sait quel effet un tel art pourrait avoir sur le cours de l’histoire ? Surtout si cette histoire elle-même commence à changer de perspective.

À lire de Kenneth White :

-  Le Rôdeur des confins, éd. Albin Michel
-  Le Rocher du diamant, éd Acte Sud
-  Lettres de Gourgounel, éd Grasset
-  Le Passage extérieure, éd Mercure de France
-  Paroles du Nouveau Monde, éd. Albin Michel.
-  Les Cygnes sauvages, éd. Grasset.
-  Les Rives du silence, poésie, Mercure de France.
-  La Figure du dehors, Livre de Poche.
-  La Route bleue, Livre de Poche.

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